Interview

Valérie Tribes : "On vit dans une société qui méprise la futilité"

Publié le 22/10/2019 , par Lisez

Avec son podcast, Chiffon, Valérie Tribes a pris la mode à rebrousse poils. Moins de paillettes, plus d’analyse, en deux ans, le podcast indépendant est devenu une référence, écouté chaque mois par des milliers de personnes. Après avoir donné la parole à de nombreux invités, Valérie Tribes se confie sur son propre rapport à la mode dans La base, son premier livre publié au cherche midi. Rencontre.

En janvier 2017, après une quinzaine d’années dans la presse, Valérie Tribes lance Chiffon, un podcast qui donne la parole aux femmes – et parfois aux hommes – sur leur mode à elles. Actrices ou influenceuses, créatrices ou décoratrices, personnalités publiques ou parfaites inconnues, qu’importe le titre pourvu que l’on parle de mode et de soi. Alors que Chiffon s’apprête à souffler sa troisième bougie, Valérie Tribes publie La base, son premier livre. Elle qui a pris l’habitude d’interroger les autres sur leur rapport aux fringues jette noir sur blanc ses propres questionnements. L’introduction le précise, La base "ne vous aidera pas à trouver votre propre style". Mais Valérie Tribes y égrène ses pièces majeures, du pull marine au jean parfait, et glisse entre ces pages des réflexions sur toutes ces choses qui sont liées à la mode par essence : la féminité, l’âgisme, la confiance en soi mais aussi l’éco-responsabilité…

Intelligent, drôle et plein d’autodérision, La base est aussi un livre qui pousse à remettre en question sa vision de la mode et de ses acteurs. Valérie Tribes y évoque ainsi sa relation amour/haine à Instagram et n’hésite pas à donner un avis qui tranche sur la fast fashion. La base est à l’image de celle qui l’a écrit, élégant et impertinent. La journaliste nous a accordé une interview où se mêlent la passion, les éclats de rire et le spleen. Une interview "copieuse" mais qui se savoure comme une gourmandise délicate.

C’est quoi la base pour vous ?

C’est la base qu’il faut pour être bien dans sa garde-robe. Attention, ce n’est pas pour avoir une bonne garde-robe. Je ne suis pas Cristina Cordula, je ne dis pas aux gens qu’ils doivent porter tel ou tel vêtement. Pour moi, c’est la base pour être bien dans ses baskets. C’est suivre la mode et les tendances mais sans culpabiliser, c’est savoir se faire plaisir. À côté des pages dédiées à la garde-robe, il y a des genres de tips, des réflexions sur le monde qui nous entoure que je trouve culpabilisant et morose. Si on peut s’amuser avec ses vêtements et pas forcément en se ruinant chez des marques hors de prix alors c’est gagné. Il y a beaucoup de femmes qui me suivent sur Instagram et qui n’ont pas les moyens de s’offrir des pièces coûteuses. Donc j’essaie de désacraliser tout ça. La fast fashion ce n’est pas bon pour la planète, ok, mais de temps en temps ça fait du bien au moral.

Votre vision assez décomplexée de la fast fashion va à contre-courant de ce que l’on peut entendre.

Oui, car on en vient à nous donner des complexes dès qu’on s’achète une robe qui ne serait pas estampillée écoresponsable. J’ai des copines qui n’osent plus dire qu’elles ont acheté leur sac chez Zara ou H&M, c’est affreux ! On m’a déjà dit que je faisais l’apologie de la fast fashion. Sincèrement, si on commence à parler de ça, j’ai fait un épisode de Chiffon avec H&M sur leur façon de faire de la fast fashion, et bien je me dis qu’ils embauchent plus de 2 millions de personnes dans le monde, est-ce que ça ne rendrait pas ces gens encore plus malheureux ? Donc sans entrer dans un débat économique, ce que je dis c’est que j’aimerais que l’on arrête de nous culpabiliser. On ne dit pas aux gens qui ont une voiture de la revendre. Donc arrêtons de nous dire que l’on tue la planète si on s’achète un pull.

Finalement, tout est une question de dosage, d’essayer d’acheter moins.

Exactement ! Et puis tout ce que j’écris dans La base, ça ne vient pas que de moi. Il y a encore quelques temps, je recevais entre 200 et 400 messages privés sur Instagram par jour. Ce sont de vraies filles qui me suivent, elles sont institutrices, médecins, mères au foyer… Et elles me parlent de leurs angoisses par rapport au vêtement. Elles se trouvent trop vieilles pour porter certaines choses, elles n’osent pas s’habiller car elles vivent dans des petits villages, et, alors qu’elles gagnent un petit salaire, elles culpabilisent de s’habiller chez les grandes enseignes car elles ont mauvaise réputation. Ce n’est pas possible. Il faut arrêter de culpabiliser. Et attention, je n’incite pas non plus à la consommation. Je dis juste aux femmes de s’amuser avec leurs fringues. Chacun l’entend comme il veut.

Par rapport à votre podcast Chiffon, où se situe La base ?

C’est un livre qui est à part et qui est en même temps complémentaire du podcast. J’avais déjà été approchée plusieurs fois par des maisons d’édition qui me demandaient d’écrire un livre sur la mode mais je ne savais pas trop comment approcher tout ça. Au départ, j’ai pensé à réunir des épisodes emblématiques de Chiffon et de les retranscrire. Mais je ne trouvais pas cela très intéressant. Puis j’ai réfléchi aux questions que je posais à mes invités dans Chiffon et j’ai finalement décidé de répondre en quelques sortes à mes propres questions. Pour moi, La base c’est la petite sœur de Chiffon.

Il y a un sujet qui revient plusieurs fois dans votre livre, c’est la recherche de la singularité. Vous expliquez que le plus important avec la mode finalement, c’est d’apprendre à se délester des tendances pour créer son propre style, son propre vestiaire. Pour vous, c’est la base ultime ?

Ce livre, je le vois un peu comme un livre de cuisine. Je donne des ingrédients pour obtenir une bonne base. Mais pour tout dire, j’ai moi-même bien du mal à suivre une recette à la lettre. J’y ajouterai toujours ma sauce personnelle ! Je n’écoute pas vraiment ce qu’on me dit. Ce que j’ai envie de faire comprendre aux femmes, c’est qu’une fois que l’on dispose de bons basiques, on peut être à la mode tout en créant sa propre mode. Moi, j’ai une mère très castratrice qui m’a toujours dit : "Après 30 ans on ne met plus de minijupe", "Après 40 ans il ne faut plus porter de short ou de baskets", etc. Mais pourquoi pas ? Il n’existe pas une brigade du bon look.

On peut étendre cela à Instagram. Dans les années 80 et 90, la presse féminine incitait les femmes à être libres et singulières. Maintenant, avec Instagram, on vous dit : "Soyez féministe, mangez sain, faites du yoga et arrêtez de consommer". Les injonctions se sont déplacées et en étant sur les réseaux sociaux, elles ont encore plus de poids. Les influenceuses tiennent toutes le même discours au même moment. Pourquoi ? Parce qu’elles sont payées par les marques. On vit dans une société terriblement hypocrite qui se contredit terriblement. Certaines influenceuses disent à leur communauté de consommer moins pour la planète mais enchaînent les voyages d’un bout à l’autre de la terre. Moi, j’ai déjà vu une copine pleurer parce qu’à force de suivre une influenceuse à la vie – en apparence – parfaite, elle en venait à pense que sa propre n'était pas assez bien ! C’est aberrant.

Instagram a la fâcheuse tendance à nous rendre schizophrènes.

C’est ce que je dis dans mon livre. Il faut savoir faire la part des choses. Les filles qui ont des vies parfaites, qui sont mumpreneurs, qui ont des nounous à domicile 24/24h, et qui vivent dans des appartements parisiens de 300m2, ce n’est pas la vraie vie. Ce sont des filles bien nées. Je l’ai déjà dit plusieurs fois dans Chiffon et sur Instagram, j’ai pu arrêter de bosser pour lancer mon podcast – fort heureusement il m’a vite rapporté de l’argent – mais pendant les six mois où je n’ai pas gagné ma vie, j’ai pu me reposer sur mon mec qui est pharmacien et qui payait le loyer. J’ai toujours été transparente là-dessus. Le problème avec les influenceuses c’est que ça rend certaines filles jalouses. Du coup, on tombe dans des extrêmes avec des filles qui insultent et qui n’ont plus aucun filtre.

Vous-même, on pourrait vous qualifier d’influenceuse (Valérie Tribes réunit près de 65 000 abonnés sur Instagram) mais vous êtes très claire dans votre livre : vous refusez ce terme.

Je vais même vous dire mieux, j’ai parfois envie de supprimer mon compte. Je voudrais écrire un livre là-dessus pour montrer à quel point Instagram est capable de rendre les gens dingues. Ma relation avec Instagram ressemble un peu à ma relation avec Paris : elle est très conflictuelle, c’est je t’aime/je te déteste. Ce réseau est un formidable outil d’inspiration qui permet de déceler les tendances en avance. On peut aussi y faire des rencontres magnifiques. Chiffon existe grâce à Instagram. Si je n’avais pas eu tous ces abonnés qui étaient derrière moi, le podcast n’existerait pas. Mais en même temps, Instagram est un lieu hyper culpabilisateur, méchant. C’est le reflet de la société mais avec des inégalités décuplées.

Chiffon va bientôt fêter ses trois ans, il a connu un succès fulgurant. Quelle place a-t-il aujourd’hui dans le milieu de la mode ?

C’est très particulier. Il y a des gens du milieu de la mode qui ont dit que mon podcast est populaire. Je suis le Patrick Sébastien du podcast (rires) ! Mais en même temps, j’ai récemment reçu Chantal Thomass et c’est son attaché de presse qui m’a contactée et ça m’est arrivé avec d’autres invités. Chiffon commence à avoir une place dans la mode mais pas dans le milieu parisien.

Ces réactions négatives vous font quel effet ?

Ça m’énerve, profondément. Je me dis que c’est dégueulasse parce que des créateurs comme Jacquemus ou Isabel Marant qui snobent Chiffon parce que c’est "trop populaire" sont bien contents quand des nanas "populaires" achètent leurs fringues. Quoi qu’il en soit, l’avenir de Chiffon est compté car je n’ai plus de sponsors. Il y a ma leucémie qui s’est mêlée à ça et je pense que ça ne plaît pas à tout le monde. Imaginez, en plus d’être populaire, je suis leucémique !

Les sponsors se sont retirés suite à l’annonce de votre leucémie ?

Je ne sais pas, c’est étrange. Tout d’un coup, je n’existe plus pour certains bureaux de presse. C’est bizarre, non ? Ou alors, c’est un pur hasard. Un seul bureau de presse, pourquoi pas, mais trois ou quatre, je commence à me poser des questions. En trois ans, c’est la première fois que je n’arrive pas à avoir de sponsors. Ça devient de plus en plus dur et je pense que je suis fatiguée par tout ça.

Dans votre livre, vous expliquez que les tendances et leur naissance se sont déplacées. On ne regarde plus les magazines, on regarde Instagram. Vous qui portez un regard sociologique sur la mode, comment expliquez-vous ce phénomène ?

Pour moi, Instagram est le nouveau catalogue La Redoute. Avant, on marquait les pages puis on passait commande. Aujourd’hui, les gens veulent tout, tout de suite. Ils n’achètent plus la presse parce que les magazines sont à la traîne. Du coup, la mode se fait sur Instagram. Je pense à des marques comme Sézane ou Balzac Paris qui ont émergé grâce à cette plateforme. Imaginez : c’est la Fashion Week. Si vous voulez voir des photos des défilés dans la presse, vous devrez attendre plus d’une semaine, voire dix jours. Avec Instagram, vous avez accès aux photos dans l’heure qui suit le défilé.

Le seul problème, c’est qu’il n’y a plus d’analyse derrière.

Nous sommes d’accord ! Quand j’étais plus jeune, je me souviens qu’il y avait des journalistes de mode hyper respectées. Je pense à Marie-Christiane Marek. Elle assistait à tous les défilés puis elle décryptait. J’écoutais tout ce qu’elle disait, pour moi cette femme c’était Dieu ! Maintenant, on va dire que c’est chouette car la mode s’est démocratisée mais en même temps il n’y a plus d’analyse. Donc on se retrouve avec des marques qui cartonnent sur Instagram, qui vendent des pantalons à 200 euros, et tout le monde crie au génie. Des pantalons qui sont par ailleurs faits en Pologne ou dans les pays en voie de développement, et après on va attaquer H&M !

C’est quoi votre rapport à la mode aujourd’hui ?

Décomplexé ! Je n’en fais un peu qu’à ma tête. Par exemple, là j’avais envie de m’offrir une jupe-culotte. Elle fait son retour cet hiver et je suis contente car je trouve ça très élégant. Comme je n’en trouvais pas encore dans les boutiques, j’ai pris un jean qui ne me plaisait pas plus que ça et je l’ai coupé pour en faire une jupe-culotte. Je suis super contente du résultat. Je suis cool avec la mode, je ne vais pas m’amuser à juger les gens. Pour moi, la mode c’est porter des vêtements confortables mais élégants. Ce n’est pas porter des marques tout le temps, c’est plutôt être élégant, se démarquer, sans être excentrique.

Que répondez-vous à celles et ceux qui jugent la mode futile ?

Je leur réponds qu’ils sont bêtes ! Personne ne sort nu dans la rue, n’est-ce pas ? C’est puni par la loi. À partir du moment où l’on est obligé de se vêtir, il faut choisir des vêtements. Sans être psy, je pense que l’on ne s’habille pas par hasard ! Mais comme je disais tout à l’heure, on vit dans une société qui méprise la futilité. Il faut faire le tri, manger green, sinon le jugement arrive. On n’a plus le droit de s’amuser alors que la mode est un beau moyen de s’amuser. Et puis il ne faut pas oublier que la mode est une industrie, ça fait vivre des millions de gens ! Enfin, la mode ça fait rêver. Il suffit de dire que l’on bosse dans la mode à quelqu’un que l’on rencontre pour la première fois pour que ses yeux s’éclairent. Finalement, ça fait rêver. Et ça, il ne faut pas l’oublier je pense.

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