Un beau jour de printemps : Le livre de Yiyun Li
À l'aube du 19 mars 1979, la petite ville de Rivière-Fangeuse est en ébullition : après dix ans de prison, Gu Shan, une ancienne garde rouge, va être exécutée. Son crime ? Avoir douté du parti. Et la mort n'est pas le pire de ce qu'elle va devoir subir.
Cet événement va avoir des répercussions sur ses concitoyens : le professeur Gu, son père, un intellectuel qui se réfugie dans le passé pour échapper à un monde qu'il ne comprend plus, et son épouse, jusque-là humble et soumise, qui va relever la tête pour défendre sa fille ; Bashi, un adolescent tourmenté qui noue une relation improbable avec Nini, une petite infirme affamée ; Kai, voix officielle du parti, qui va sacrifier famille et carrière pour l'amour d'un dissident ; et bien d'autres...
Cruauté d'une société déboussolée, où l'idéologie marxiste n'a pas effacé les vieilles superstitions, où les liens familiaux sont rongés par la misère et l'endoctrinement, où l'implacable machine à décerveler n'en finit plus de broyer les individus qui tentent de résister.
De (auteur) : Yiyun Li
Traduit par : Françoise Rose
Expérience de lecture
Avis des libraires
Avis Babelio
zhongguowenhua75
• Il y a 2 mois
Contre toute attente, "Un Beau jour de printemps" - que j'ai lu deux fois tant il m'a bouleversée -, m’a fait penser à "Vie et destin", de Vassili Grossman… Rien de plus éloigné pourtant, à première vue, de l’immense fresque de la Russie stalinienne et de ses 2500 personnages que ce tableautin de la Chine post-maoïste, où l’on ne suit guère plus d’une quinzaine de destins ordinaires, ceux d’hommes, de femmes, d’enfants et de chiens même, broyés par l’implacable logique d’un Etat-Léviathan qui entend tourner la page de la Révolution culturelle sans se « démaoïser ». La structure narrative est néanmoins très proche : une narration à la fois continue et éclatée dans laquelle reviennent tour-à-tour les personnages dont on découvre, de manière fractionnée, l’expérience et le vécu, chacun jetant un regard singulier sur « ce beau jour de printemps ». Le roman se fait ainsi miroir à facettes où le lecteur déchiffre une réalité qui se refuse aux protagonistes, prisonniers d’un système qui les isole les uns des autres, qui brise les solidarités humaines les plus élémentaires au profit du « grand », du « glorieux », de « l’infaillible » Parti communiste chinois. L’auteur a volontairement restreint le champ du drame à l’échelle de la petite ville de « Rivière-Fangeuse »– un nom éminemment symbolique, évidemment -, et à une durée de quelques semaines. La « tragédie » (au double sens, métaphorique et littéraire, du terme) se joue entre le 21 mars 1979, et Qingmingjie, la « fête du balayage des tombes » ou de la « pure clarté » (le 4 ou le 5 avril) : unité de lieu, unité de temps, unité d’action qui mènent fatalement, inéluctablement, d’une exécution capitale à une autre, sans rémission possible. Le roman commence à la fête de l’équinoxe, quand se devinent les prémices du printemps, sur la scène d’un formidable théâtre de la cruauté : le Grand Stade de l’Est abrite la séance de « dénonciation publique » de la « contre-révolutionnaire » Gu Shan - ci-devant garde-rouge -, qui a commis le crime de « douter » de Mao dans un courrier privé à son petit ami et a refusé de s'amender pendant sa détention. Savamment orchestrée par le Parti, dont Kai, à la voix impeccable mais parfaitement impersonnelle, était jusqu’alors la porte-parole zélée, la scène à grand spectacle est reprise et commentée par le chœur des humbles. Retrouvant, volontairement ou non, les formes de la tragédie antique, Li Yiyun a en effet voulu que « chaque personnage apporte sa propre vérité dans une forme de chorale ». Mais la tragédie a valeur d’exemplarité et Li Yiyun a fait de cette minuscule bourgade un miroir grossissant où l’on observe, comme à la loupe, la vérité de la « terreur » communiste à l’échelle du continent chinois tout entier et dans la longue durée du siècle : « ce ne sont pas seulement les dix années de la Révolution Culturelle qui sont en cause, affirme-t-elle dans l’interview qu’elle a accordée à la "Lettre du Libraire" en 2010. C'est depuis 1949 que la terreur fonctionne. » Avant de devenir romancière, Li Yiyun a fait, en Chine, des études de médecine, des études d’immunologie qu’elle est allée terminer aux Etats-Unis. C’est là qu’elle a découvert la magie de l’écriture, pour notre plus grand bonheur (si l’on peut employer ce mot joyeux pour un roman aussi noir)…. Je crois que cela n’est pas sans importance, car l’immunologie se déploie au niveau de l’infiniment petit et les appareils optiques - loupes, microscopes électroniques et autres outils à voir -, y sont les médiateurs indispensables du savoir. Or l’un des défis de l’immunologie, c’est justement de parvenir à passer de l’espace moléculaire à celui de l’organisme, de retrouver l’être vivant dans sa totalité derrière les mirages de l’infiniment petit, de retrouver l’homme souffrant derrière la comptabilité cellulaire, de le replacer dans le contexte où tout prend sens, de lui permettre de résister à l’agression du milieu. Et ce n’est sans doute pas un hasard si « le grain de sable » qui va gripper un moment la mécanique bien réglée de Rivière-Fangeuse vient d’un malade, Jialin, l’intellectuel tuberculeux aux lunettes rafistolées de sparadrap (toujours l’optique), dont on se doute qu’elles ont été victimes des fureurs de la Révolution culturelle. Jialin sait que le temps lui est compté, il sait qu’il va mourir. Mais la proximité de la mort est justement ce qui lui permet d’échapper à la peur qui tient tous les autres sous le joug. Et voilà que la contagion de la conscience, celle-là même que le Parti veut éviter en enrôlant toute la population dans le grand spectacle des exécutions capitales – modernes jeux du cirque -, va se répandre comme « une épidémie ». Avec une tranquille audace, le paria, qui vit isolé de tous, reclus dans une cahute construite au fond de la cour familiale, écrit à Kai, la « voix du Parti » qu’il écoute tous les jours sur la radio locale, pour lui ouvrir les yeux. Et le miracle opère, même si le pouvoir, appliquant l’adage « tuer une poule pour effrayer tous les singes malicieux et les contraindre à l’obéissance », parvient à juguler l’épidémie…. Je ne sais si l’auteur a choisi le nom de Kai en pensant au verbe « kai », qui signifie « ouvrir » en chinois mais c’est bien à une ouverture des yeux et de l’esprit que l’on assiste, à une formidable démystification du mensonge communiste. Car le Parti, qui prétendait créer un « homme nouveau », libéré des superstitions anciennes, le Parti qui prétendait désaliéner les consciences, n’a produit que des monstres capables de fouler aux pieds toutes les valeurs humaines. Que l’auteur ait choisi de situer l’épicentre de son roman lors de « la fête du balayage des tombes » est éminemment symbolique à cet égard, car c’est au culte des morts que l’on reconnaît, d’abord, l’humanité de l’homme, son arrachement à la nature, sa sortie de l’animalité et son entrée dans la culture. Or, non contente d’abolir « la fête du balayage des tombes » sous prétexte que « communiquer avec les morts […] relevait de la superstition », la municipalité va jusqu’à interdire aux parents de pleurer leur enfant et personne n’ose enfreindre l’interdit tacite de donner une sépulture à la « contre-révolutionnaire » Gu Shan. Significativement, la question de la profanation des cadavres revient en leitmotiv dans le roman : respecter ou non le temps et l’espace sacrés que les vivants doivent aux morts, leur donner ou non une sépulture, respecter ou non leur intégrité corporelle, faire ou non leur dernière toilette, les jeter dans un sac ou leur accorder un cercueil, s’interdire ou non de les prendre comme objets sexuels, telle est la ligne de démarcation qui sépare l’humanité de la barbarie. La cruauté – envers les hommes comme envers les animaux -, est devenue la norme dans ce monde dont on a chassé les dieux pour y répandre un « nouvel opium du peuple ». La religion du Parti, qui prospère à l’ombre de la « misère réelle » du peuple qu’il est censé « servir » et dont il se nourrit grassement, rappelle les pires cauchemars théocratiques. Entre son culte du martyre, inculqué dès leur plus jeune âge aux enfants, ses images pieuses, sa traque des apostats et des hérétiques et sa redoutable inquisition, le nouveau clergé organise très efficacement la déshumanisation collective sans laquelle il ne pourrait régner. On frémit au récit de Kai racontant comment, à l’âge de quatorze ans, elle a dû jouer « le rôle d’une jeune mère sacrifiant son nouveau-né pour sauver l’enfant d’un haut dirigeant du Parti communiste chinois » ! On est saisi d’effroi au spectacle de ces écoliers amenés en troupeau au Stade de l’Est pour assister à la séance de dénonciation qui prélude à l’exécution de Gu Shan. Au fil des pages, le lecteur découvre ainsi le maillage implacable qui, mieux encore que les vieux confessionnaux de nos églises, permet au Parti de faire et défaire les unions, de s’immiscer au cœur de chaque foyer, jusque dans le lit des époux, et à l’intérieur même de chaque conscience. Pris dans les rets de son « unité de travail », chaque adulte doit rendre compte, semaine après semaine, de ses moindres pensées ; quant aux enfants, comme Tong taraudé par le désir d’arborer le « foulard rouge » des jeunes pionniers communistes, ils sont les plus sûrs agents du grand panoptique du Parti et de sa grande machinerie de l’aveu. Les marginaux, ceux que n’encadrent ni unité de travail ni unité d’enseignement, sont les seuls à échapper au contrôle du Parti, pour le meilleur ou pour le pire. Pour le pire, comme Kwen, le violeur de cadavres, que seule la prégnance des superstitions anciennes rattache encore, avec une ironie grinçante, à l’humanité. Pour le meilleur, comme M. et Mme Hua, les vagabonds qui mendient de ville en ville et sauvent de la mort les petites filles indésirables que leurs parents ont abandonnées sur leur route. Quelques lueurs d’espoir luisent en effet dans les ténèbres et de clairs joyaux de pureté brillent au milieu du torrent d’immondices que charrie la Rivière-Fangeuse. Entre Nini - que ses parents n’ont pas jugé bon d’inscrire à l’école -, et Bashi - le bon-à-rien grassement pensionné qui doit à son père (un « héros » mort d’une banale erreur médicale) de vivre en parasite cruel, lubrique et sans scrupules -, naît un amour improbable, un amour des temps anciens, celui où des épouses-enfants étaient données à de jeunes adultes qui s’engageaient à ne pas les toucher avant qu’elles aient grandi. Comme au spectacle de la tragédie antique, le lecteur d’un "Beau Jour de printemps" est pris de terreur et de pitié devant ces personnages qui ne sont ni tout à fait bons, ni tout à fait mauvais : Gu Shan, martyre de la dissidence, est aussi l’ex-garde-rouge qui s’acharnait contre une femme enceinte de huit mois à grands coups de pied dans le ventre et les masses opprimées qui vivent dans l’horreur de la pénurie sont aussi les fauves assoiffés de sang vociférant au spectacle de son humiliation. Les monstres de Rivière-Fangeuse sont aussi des victimes et les victimes ne sont pas loin de devenir des monstres : les parents la petite infirme née de la violence révolutionnaire n’ont aucun scrupule à transformer en esclave cette enfant qui ne leur amènera jamais de gendre ! Han, le cadre du Parti qui n’hésite pas à faire prélever les reins de la condamnée de son vivant pour fournir un greffon à l’un de ses supérieurs hiérarchiques et obtenir ainsi de l’avancement, est un mari attentionné. Jialin, l’intellectuel courageux qui a enrôlé Kai dans son combat pour la liberté, a pris ce risque parce qu’il savait pouvoir retourner à son profit le goût du martyre que lui avait inculqué son éducation communiste. Car l’éducation, valeur suprême de la civilisation, peut elle-même devenir mortifère : le professeur Gu Shan regrette amèrement d’avoir arraché sa fille et sa femme à l’illettrisme ; la conscience de l’une a été empoisonnée par la propagande déversée dans les journaux lors de la Révolution culturelle, l’autre est sortie de la résignation en sortant de son ignorance, à ses risques et périls…. Le roman – traversé par des images d'enfants jouant sur les glaces flottantes de la rivière -, se referme dans la lumière glacée d’un printemps avorté : tandis que les caciques du Parti célèbrent leur victoire sur les dissidents du « mur de la démocratie », le lecteur se prend à rêver d’un nouveau printemps, d’un nouveau dégel qui permettra, enfin, d’enterrer les morts privés de sépulture par l’hiver sans fin du maoïsme et d’apaiser les « âmes errantes » des martyrs de Tian’anmen.
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Fiche technique du livre
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- Genres
- Romans , Roman Étranger
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- EAN
- 9782714445377
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- Collection ou Série
- Littérature étrangère
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- Format
- Grand format
-
- Nombre de pages
- 456
-
- Dimensions
- 225 x 142 mm
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21,50 € Grand format 456 pages