Nana : Le livre de Émile Zola

Quelle femme que cette Nana! On retrouve ici la jeune fille de Gervaise Macquart, héroïne de l’Assommoir où déjà Nana faisait les 400 coups. Pas timide, c’est presque naturellement qu’on la retrouve dans un incipit in medias res piètre chanteuse et actrice de théâtre. Vivant dans le luxe grâce au généreux entretien de ses/ces messieurs, Nana mène tant bien que mal sa barque. Si l’un d’eux est ruiné, elle se tourne vers un autre. Pas le temps pour les niaiseries, Nana est une vraie entreprise de plaisir. Elle corrompt alors tous ceux qu’elle croise. Reine du luxe et de la luxure, elle « mange » tout Paris et en perd tous les hommes de la haute société : morts, ruinés ou juste perdus. Mais quelle femme! On a envie qu’elle s’en sorte, qu’elle prenne sa revanche sur toute cette haute société qui méprise ses basses origines et son sexe. C’est un personnage bouleversant qui tient tout le roman et maintient en haleine : mais que va-t-elle faire? Elle est tellement imprévisible et impulsive. En bon moraliste, Zola ne pouvait pas laisser ce petit bout de femme dépravée survivre au XIXeme siècle. Alors il l’a tuée. Dommage!

Nana est l'histoire d'une demi-mondaine, sans doute une incarnation avant-gardiste du féminisme triomphant qui gagne ses galons non par le travail dans une société qui ne lui assigne essentiellement que l'engendrement, l'oisiveté, les lessives et les ménages ou pour les parias la prostitution, mais par la séduction, le minauderie, le libertinage, soit l'utilisation d'un corps que magnifie une indisponibilité frivole qui tourmente de nombreux bourgeois qui s'agglutinent autour de Nana comme des mouches et sont prêts à tout pour la mettre dans leur lit. Nana est la version incarnée, excusez cette comparaison hasardeuse, du peuple de la DuBarry, l'aristocratie en moins. Elle est sans doute sans qu'elles-mêmes le sachent, la sainte patronne de toutes les escort girls de la planète. Ceci dit, sur le plan de la forme, et faisant suite à l'Assommoir, les descriptions des mondanités et la multiplication des protagonistes et de name-dropping, si elles illustrent bien ce que veut décrire l'auteur naturaliste, deviennent vite rébarbatives. Il n'y a pas dans les dialogues la fulgurance d'un Oscar Wilde qui fait de chaque réplique dans le portrait de Dorian Gray les éléments d'une joute amenée à devenir ce qu'on appelle des punchlines, c'est ce qui manque essentiellement.

Neuvième tome des aventures des Rougon-Macquart, Nana est la fille de Gervaise, héroïne de l'assommoir. Lorsque j'ai lu l'assommoir, j'avais eu de la peine pour cette pauvre Gervaise qui se faisait constamment avoir par les "hommes de sa vie". Le moins qu'on puisse dire c'est que Nana est coulée dans un tout autre moule ! C'est plutôt elle qui les mène par le bout du nez. Et à la fois, en lisant cette rocambolesque aventure, je me demandais tout de même dans quel monde vivait Monsieur Zola. Qui observait-il avec une telle acuité pour en arriver à brosser un tableau pareil ? Chaque tome de la série m'en apprend un peu plus et "Nana" m'a permis de "découvrir" la monde de la prostitution durant la fin du 19ème siècle. Je ne me lasse pas de Zola, c'est toujours magnifiquement écrit. Les métaphores sont parfois difficiles à saisir, il faut pouvoir se remettre dans le contexte de l'époque mais ce tome ne manque pas de piquant.

Dans Nana, Zola nous propulse dans les coulisses dorées du Second Empire, là où le vice se pare des atours de la vertu et où la chair devient une monnaie d'échange plus précieuse que l'or. Si Germinal explorait les profondeurs de la terre, Nana nous élève vers les hauteurs vertigineuses d'une société en décomposition, où la corruption morale se dissimule derrière les rideaux de velours des alcôves parisiennes. L'histoire de Nana, cette Venus sortie des ruisseaux populaires, se lit comme une partition majeure de la décadence, où chaque note fait vibrer les cordes de la sensualité et du désastre. Zola, en virtuose de l'observation sociale, compose une symphonie de la chair où le désir se mêle à la mort dans une valse macabre. Chaque description des toilettes somptueuses, des corps dévoilés et des fortunes dilapidées devient un coup de pinceau supplémentaire dans ce tableau de la dépravation. La galerie de personnages gravitant autour de Nana forme un bestiaire saisissant de la société parisienne. Le comte Muffat, avec sa dévotion religieuse qui se transforme en passion dévorante ; le jeune Georges Hugon, dont l'innocence se brise sur l'écueil de son désir ; le marquis de Chouard, incarnation de l'aristocratie pourrissante ; tous participent à cette fresque où l'humanité se consume dans les flammes de ses propres appétits. Le génie de Zola éclate particulièrement dans sa capacité à transformer le charnel en métaphysique. La fameuse scène où Nana paraît sur scène dans le rôle de Vénus devient sous sa plume une transfiguration quasi mystique où la chair triomphe de l'esprit. On y devine l'auteur, disséquant avec une précision chirurgicale les mécanismes du désir et du pouvoir, tout en transcendant le document social pour atteindre une dimension mythologique. La force de l'œuvre réside dans cette alchimie unique entre la chronique mondaine et la tragédie antique. Nana n'est pas qu'une courtisane : elle devient une force de la nature, une déesse vengeresse qui précipite la société dans l'abîme. À travers elle, Zola dresse le portrait d'un Second Empire rongé par ses excès, où la débauche morale préfigure l'effondrement politique. La langue du roman mérite une attention particulière : Zola y développe un style aussi luxuriant que les soieries qui parent sa protagoniste et aussi précis qu'un scalpel de chirurgien. Il mêle le vocabulaire des coulisses de théâtre et des alcôves à une narration d'une sensualité brûlante, créant ainsi une prose qui porte en elle l'éclat du luxe et la pestilence de la corruption. Ce qui fait de Nana un chef-d'œuvre, c'est cette capacité à transformer un roman de mœurs en allégorie de la décadence d'une civilisation. L'auteur y démontre que la description naturaliste peut atteindre des sommets de lyrisme tout en conservant sa force de dénonciation sociale. L'ascension et la chute de Nana deviennent ainsi le symbole d'une société tout entière qui court à sa perte. Nana reste, plus qu'une simple étude de la prostitution dans le Paris du Second Empire, une œuvre où le naturalisme se fait poésie de la chair. Zola nous prouve que la littérature, même quand elle plonge dans les aspects les plus troubles de la nature humaine, peut en extraire une vérité aveuglante sur notre condition. Un roman magistral qui nous rappelle que la frontière entre la splendeur et la décadence est aussi fine que celle séparant le désir de la destruction. À lire, peut-être, non pas à la lueur des candélabres des salons parisiens, mais à celle, plus crue, de notre propre conscience morale.